Prof. Michel Soëtard, Université Catholique de l'Ouest
Sans entretenir une relation étroite l’un avec l’autre, le Père Girard et Pestalozzi ont communié dans un projet pédagogique qui les a rapprochés en esprit, bien que leurs entreprises et leur pensée se soient inscrites dans deux contextes culturels, et d’abord religieux, bien différents.
Ils sont l’un et l’autre emportés par la passion de l’éducation, dont ils perçoivent qu’elle constitue un enjeu décisif dans le monde en mutation qui s’ouvre devant eux. Le pédagogue fribourgeois avait déjà envoyé à Stapfer en 1799, à l’époque où Pestalozzi menait son institut de Stans, un Projet d’éducation publique qui donnait la preuve de connaissances pédagogiques approfondies et d’un grand sens pratique d’organisateur. Pour Girard comme pour Pestalozzi, la première préoccupation doit aller vers le peuple, pour lequel ils s’emploieront, l’un comme l’autre, à forger des outils pédagogiques capables d’arracher les hommes à leur condition misérable. Ils sont l’un et l’autre soucieux d’un enseignement élémentaire qui permette aux enfants de partir d’un bon pied dans l’existence. Ils sont encore, l’un comme l’autre, moins soucieux de théorie que de réalisation pratiques.
Mais ils évoluent dans des contextes culturels différents. Pestalozzi est un chrétien, mais un chrétien complètement libre, qui ne connaît ni église, ni dogmes, ni injonctions institutionnelle ; il est cependant profondément religieux, comme peut l’être un être très fortement marqué, dès son enfance, par le piétisme, jusqu’à céder à des élans mystiques. - Le Cordelier, lui, évolue dans un ordre religieux, lui-même inséré dans une église catholique, et cela au milieu d’un contexte politique plutôt conservateur. Pestalozzi reste un fils de la Révolution française, dont il n’a jamais renié l’élan premier. De son côté, le Père Girard va devoir ferrailler avec des autorités qui, si elles sont ouvertes à ses idées et reconnaissent la nécessité d’une profonde réforme de l’éducation, n’en veulent pas moins garder la main dans un jeu politico-religieux dont elles ne veulent pas perdre la maîtrise.
Les deux pédagogues auront l’occasion de se rencontrer et de confronter leur projet lorsque le Père Girard est désigné, en juin 1808, par la Diète helvétique pour diriger la commission chargée de vérifier si la méthode pratiquée à Yverdon peut être généralisée à toute la Suisse. On sait que le rapport, rédigé par le Père Girard et livré en 1810 au Landamman d’Affry, conclura par la négative à la question posée, ce qui contrariera Pestalozzi, mais déclenchera surtout une dispute à l’intérieur de l’institut, et provoquera une première fissure qui ira s’élargissant jusqu’à l’éclatement de l’institution pestalozzienne.
On ne peut, dans cette affaire, incriminer le Père Girard et le soupçonner de malveillance à l’endroit d’un « concurrent » Son rapport est très pondéré et intelligemment balancé, et l’on sait qu’il eut à calmer les ardeurs hostiles d’autres membres de la commission : qu’il ait pris l’initiative de rédiger le rapport n’est sans doute pas sans raison. Si la commission apprécie hautement la richesse de l’expérience qu’elle a sous les yeux, elle regrette de ne pas être en mesure de voir clair sur les principes qui l’animent, et comment la généraliser autrement qu’à travers l’exposé de principes ? Pestalozzi, interrogé à ce propos, ne peut que clamer son hostilité à toute théorisation qui s’évaderait de la pratique. Mais, en bon théologien, le Cordelier sait que la pratique ne peut faire l’économie de principes...
On remarquera que, dans l’appréciation du traitement de la religion dans l’institut, le Père Girard souligne l’assimilation du christianisme à la morale et la forte imprégnation de l’établissement par la piété et la prière, mais qu’il se garde d’aller dans le sens de la critique, souvent virulente, qu’adressent les « orthodoxes » et leurs soutiens politiques à l’entreprise de Pestalozzi, régulièrement accusé de former des « irréligieux » et des « révolutionnaires ». Peut-être faut-il voir dans cette « compréhension » du Père Girard un effet de l’influence du kantisme ambiant qui repense la religion dans les limites de la morale... Ce sera aussi pour le Cordelier une source de soucis personnels à l’égard de sa hiérarchie.
Les deux hommes resteront dans les meilleurs termes. Le 12 janvier 1819, jour anniversaire de la naissance de Pestalozzi, lors du banquet solennel, un toast sera dédié, entre autres personnalités et lieux chers à Pestalozzi, au « Père Grégoire Girard, l’ami de notre père, qui se fait un honneur d’être son élève... ».